(Illustration d’après des dessins d’Harold Valiant)
L’artiste semble éprouver un besoin irrépressible de choquer. On dirait même que, plus ça va, moins il prend la peine de charger ses gestes de sens, se contentant simplement de choquer. Même le milieu de l’art contemporain s’en indigne [1]. Y a-t-il une logique derrière tout ça?
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Pour en trouver une, il nous faut remonter le temps.
En 1917, Duchamp écarte tout recours à un esthétisme pour juger d’une œuvre en statuant, avec ses ready-made, qu’il suffit à un objet d’être désigné par un artiste comme œuvre d’art pour qu’il le devienne.
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Duchamp écarte tout recours à un esthétisme pour juger d’une œuvre.
(Illustration: Harold Valiant)
Emballés ou ne sachant quoi faire à partir de là, les artistes qui le suivent, s’ils ne reprennent pas simplement son acte, s’y réfèrent fortement [2], créant ainsi ce qu’on appellera l’art contemporain. C’est un jeu très pointu de dé-définition de l’art qui s’amorce [3].
En fait, le ready-made constituait une énorme remise en question. Il laisse le milieu artistique devant ce problème : si on ne peut plus juger de ce qui est objet d’art (ce rôle étant réservé à l’artiste), comment déterminer, dès lors, qui est artiste et qui ne l’est pas?
Le sens de l’œuvre sera désormais dans le discours la soutenant. Ce qui veut dire que ce seront critiques, galeristes, historiens et autres bien-pensants du milieu de l’art qui détermineront qui est artiste: on évaluera l’œuvre en fonction de son potentiel discursif en se basant sur sa portée subversive et son côté innovateur.
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Le sens d’une œuvre sera désormais dans le discours la soutenant.
(Illustration: Harold Valiant)
Donc pour obtenir l’approbation du milieu, l’artiste n’a d’autre choix que de se faire remarquer par un acte nouveau, hautement subversif digne de générer un discours important. Il doit s’y employer avec d’autant plus d’énergie qu’il n’est plus maître du contenu de son œuvre (le discours) et qu’il se trouve dans un milieu excessivement compétitif.
Mais, au bout du compte, on en viendra à juger de la capacité de choquer qu’a l’artiste lui-même et de son habileté à se vendre. L’attention se déplace de l’objet d’art vers l’artiste. C’est le tour de l’artiste d’être œuvre.
Je crois que, avec les œuvres plus récentes qu’on dit vides de sens, nous avons franchi une autre étape. On voit des artistes créer sans créer [4]. Par une course au succès, c’est le processus de marchandisation qui triomphe. Ce n’est plus l’artiste, ni le discours qui sont œuvres, c’est plutôt la mise en marché puis la transaction elles-mêmes qui sont mises en valeur. La vente est devenue œuvre. Ce qu’on vend et pourquoi on le vend est moins important que qui le vend et à qui, et surtout combien [5], et tout ça en prenant soin que le sens de l’œuvre demeure inaccessible au grand public. La vacuité de sens garantit de façon absolue ce dernier objectif.
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Des artistes créent sans créer.
(Illustration: Harold Valiant)
Si nous faisions un schéma de transformation de l’œuvre d’art sur les cent dernières années, il ressemblerait à ceci:
objet esthétique -> objet -> discours -> artiste -> vente
L’urinoir de Duchamp se situe entre objet esthétique et objet. Nous en serions aujourd’hui, comme je l’ai dit, à la phase vente. Cette transformation serait une épuration graduelle, un rejet de tout ce qui est superflu dans l’art en regard de son rôle au sein de la société. Une épuration? Et qui nous mène à l’acte de marchandisation?
N’est-ce pas ce que Duchamp lui-même suggérait avec son urinoir, à savoir que le rôle de l’œuvre n’avait rien à avoir avec esthétisme, émotions ou philosophie?
« L’art a pour principale sinon seule fonction de nous permettre de mettre en action nos jugements de goût afin de nous différencier les uns des autres et de trouver notre place au sein de la société. » [6]
Nous n’agirions que guidés par notre amour-propre; tout ce jeu intellectuel de plus en plus pointu depuis Duchamp pour comprendre que tout peut être remis en question, changé, ignoré, permuté; ne doit demeurer que la possibilité de choisir, et de choisir différemment des autres, pour nous affirmer et nous distinguer.
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Nous n’agirions que guidés par notre amour-propre.
(Illustration d’après des dessins d’Harold Valiant)
L’urinoir de Duchamp fut catastrophique à plusieurs égards [7]. C’est tout ce qui concernait jusque là les arts qui était remis en question par ce rejet du Beau. Cela mettait fin ni plus, ni moins, à l’histoire de l’art telle qu’elle existait; cela remettait en question les rôles de chaque acteur du milieu des arts; cela enlevait à l’œuvre son caractère subversif [8].
Il en aura fait des choses, Monsieur Duchamp, en nous proposant une œuvre qui n’en est pas une! Ce qui me semble certain, c’est que la démonstration qui dure depuis cent ans est bel et bien terminée. Il le faut. Sinon combien de temps encore les œuvres sans propos devront dire ce qu’elles ont à dire pour qu’on s’en convainque et passe à autre chose?
[1] Lisez à ce sujet l’article de Sarah Douglas, Dave Hickey Is Retiring
[2] J’en prends à témoin l’énergique et amusante réaction d’Emily Levy dans son article How to Succeed in Contemporary Art Without Really Trying.
[3] J’emprunte l’expression à Yves Michaud telle qu’il l’utilise dans La Crise de l’art contemporain.
[4] Charles Thomson, dans The Art Damien Hirst Stole.
[5] Lisez à ce sujet le commentaire des propriétaires de la galerie McKee: McKee Gallery closes after 41 years in New York.
[6] L’idée vient d’Alain Boton, Marcel Duchamp par lui-même (ou presque).
[7] Jacques Rancière dans Malaise dans l’esthétique, parle «d’un art témoignant de la catastrophe irrémédiable».
[8] Art contemporain : la fin de la subversion de Dominique Sirois.
Les illustrations sont de Harold Valiant.
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